Chapitre 19

 

PARCE QU’IL N’AVAIT JAMAIS EU À LE FAIRE

 

 

Le front plissé, Entreri regarda tour à tour le village et son compagnon. À lui seul, le chapeau – avec sa plume de diatryma qui repoussait chaque fois que Jarlaxle l’arrachait pour invoquer l’oiseau monstrueux – éveillerait la méfiance des fermiers des environs.

Sans compter que sous le chapeau se trouvait…

Un drow.

— Tu devrais prendre une autre apparence, grommela le tueur en secouant la tête.

Il regrettait de ne plus avoir son masque magique. Drizzt Do’Urden l’avait jadis utilisé pour se transformer en elfe blanc et voyager sans encombre dans les contrées du Nord, d’Eauprofonde jusqu’à Portcalim.

— Je l’ai envisagé…, lâcha Jarlaxle.

Au soulagement – éphémère – de l’humain, il enleva son chapeau. Un bon début…

Mais le drow épousseta son couvre-chef et s’en recoiffa aussitôt.

— Tu en portes aussi un ! protesta-t-il devant la mine maussade de l’humain.

Il désignait le petit chapeau noir que Rai-guy appelait un boléro – après l’avoir investi de pouvoirs magiques. Il en avait d’ailleurs fabriqué toute une série.

— Il n’y a pas que ça ! grogna Entreri, frustré, en se frottant le visage. Les paysans de la région n’accueilleront pas un elfe noir à bras ouverts, voyons !

— Et je les comprends ! s’exclama Jarlaxle.

Sans un mot de plus, il continua benoîtement son chemin vers le village, comme si Entreri ne lui avait rien dit du tout.

— Il te faudrait vraiment un déguisement magique ! cria le tueur dans son dos.

— En effet…, répondit le mercenaire sans ralentir sa monture.

Entreri planta ses talons dans les flancs de son cheval, le poussant au petit galop afin de rattraper l’insaisissable drow.

— Bon sang, fais quelque chose !

— Mais c’est ce que je fais ! Et plus que quiconque, Artémis Entreri, tu devrais me reconnaître ! Drizzt Do’Urden, ton ennemi juré…

— Quoi ? s’écria l’humain, incrédule.

— Drizzt Do’Urden, le déguisement parfait pour moi… Ne va-t-il pas de ville en ville sans se cacher, même en des endroits où l’on ignore qu’il est un champion du bien ?

— Qu’il est un champion du bien ?

— Qu’il était…, rectifia Jarlaxle.

Pour Entreri, Do’Urden était mort et enterré.

Le tueur riva un regard soupçonneux sur son compagnon.

— Eh bien, n’ai-je pas raison ? En se montrant à visage découvert, Drizzt avait dissuadé les citadins de s’organiser pour l’abattre… En ne se dissimulant pas, il prouvait qu’il n’avait rien à cacher. J’utilise la même technique, en lui empruntant de surcroît son identité. Je suis Drizzt Do’Urden, le héros du Valbise, l’ami du roi Bruenor Marteaudeguerre de Castelmithral… Je ne menace pas ces honnêtes agriculteurs. Mieux, je saurai les protéger, en cas de danger.

— Naturellement… À moins que l’un d’eux te contrarie, auquel cas tu détruiras le village.

— C’est toujours possible…, admit Jarlaxle, sans ralentir sa monture.

Les cavaliers étaient maintenant assez proches de la petite communauté pour qu’on voie… ce qu’ils prétendaient être. Il n’y avait aucun soldat dans les environs. Ils s’engagèrent sans être dérangés dans les rues pavées puis firent halte devant une bâtisse d’un étage arborant une enseigne représentant une chope de bière mousseuse. On y lisait, tracé dans un antique lettrage :

« Gent homme. Briar Goody

Au S ant »

— « Au S ant », lut Jarlaxle eu se grattant la tête. Un lieu de réunion où exhaler sa mélancolie ?

— Non ! Ce n’est pas « Au Soupirant » ! lança Entreri en descendant de cheval. Je dirais plutôt : « Au Soulageant », ou « Au Sirotant ».

— « Au Soulageant », ou « Au Sirotant »… (Jarlaxle fit une gracieuse roulade arrière pour sauter à terre.) Ou peut-être les deux ! Ha ! s’exclama-t-il en affichant un large sourire.

Entreri le dévisagea une nouvelle fois et regretta de nouveau de ne pas l’avoir laissé aux griffes de ses lieutenants.

Dix hommes et deux femmes occupaient la salle – plus un vieux tenancier grisonnant d’un abord rébarbatif. Une barbe de plusieurs jours lui mangeait le visage. Des cicatrices couraient sur ses nombreuses rides…

Les uns après les autres, ils remarquèrent l’arrivée du duo. Certains clients firent un petit signe de tête, d’autres détournèrent le regard et d’autres encore ouvrirent immanquablement de grands yeux à la vue du drow.

D’aucuns portèrent d’instinct la main à leurs armes. Un homme bondit même sur ses pieds, balançant sa chaise derrière lui…

L’air amical, Entreri et Jarlaxle s’installèrent au comptoir. Sans gestes brusques, ils enlevèrent leurs couvre-chefs.

— Que fichez-vous là ? grogna le tenancier. Qui êtes-vous, d’abord ?

— Des voyageurs fatigués d’avaler des tonnes de poussière et qui aspirent à un peu de détente, répondit Entreri.

— Eh bien, allez en chercher ailleurs ! Remettez vos chapeaux sur vos sales trognes et débarrassez-moi le plancher ! Ouste !

Entreri jeta un coup d’œil à Jarlaxle, qui ne s’émut pas de cet « accueil » fort peu hospitalier.

— Nous allons rester, si ça ne vous fait rien. Je comprends vos réserves, mon brave et bon Homme Briar.

— Homme ? répéta le tenancier, dérouté.

— Homme Briar, comme l’annonce votre enseigne, répondit innocemment le drow.

— Hein ? Oh… (L’œil du tenancier s’éclaira.) Gentilhomme Briar ! Ce fichu lettrage s’est en partie effacé…

— Mille pardons, mon brave, répondit le charmant – et désarmant — Jarlaxle. (Il fit un clin d’œil complice à son compagnon.) Nous venons soupirer, nous reposer et siroter – un peu des trois. Nous ne voulons causer aucun désagrément, croyez-nous. Pas d’embrouilles ni de grabuge. N’avez-vous pas entendu parler de moi ? Drizzt Do’Urden, du Valbise, celui qui a reconquis Castelmithral au nom du roi Bruenor Marteaudeguerre ?

— Jamais entendu parler d’un Drizzit Dudden, grogna Briar. Maintenant, fichez le camp avant qu’on vous balance dehors, mes amis et moi, par le fond de la culotte !

Comme un seul homme, les dix clients se levèrent, armes au poing.

Très amusé, Jarlaxle les étudia. Entreri aussi trouvait la scène plutôt cocasse. Mais loin de s’intéresser aux renforts du tenancier, il couvait le drow du regard, se demandant comment il allait se sortir de ce coup-là… Non que le triste ramassis de cul-terreux qui prétendait les chasser inquiète le tueur… Encore moins avec Jarlaxle près de lui… S’il leur fallait repartir d’un village en ruine, eh bien, tant pis.

Entreri ne contacta pas l’Éclat de cristal. Si l’artefact poussait ces pauvres idiots à les agresser… qu’ils essaient !

— Ne viens-je pas de vous dire que j’avais reconquis un royaume nain à la pointe de l’épée ? fit Jarlaxle. Dire que j’étais quasiment seul pour accomplir cet exploit… Ouvrez grandes vos oreilles, Gent Homme Briar : si vos amis et vous tentez de nous expulser, votre famille aura autre chose que des graines à enterrer, cette saison.

Plus que ses menaces, sa manière de présenter les choses, son incroyable décontraction et son assurance firent hésiter les hommes. Qui, parmi eux, allait prendre les choses en main et affronter le drow ? Ils se lancèrent des regards interrogateurs.

— En vérité, ajouta Jarlaxle d’un ton égal, je ne cherche pas la bagarre. Au contraire. J’ai voué mon existence à l’éradication pure et simple des préjugés dont pâtit tellement mon peuple. Je ne suis pas un simple voyageur las et courbatu, mais un guerrier attaché à défendre de justes causes. Si des gobelins surgissaient pour attaquer votre bourg, je combattrais à vos côtés quitte à y laisser ma peau ! Si un horrible dragon s’abattait en piqué sur vos logis, je braverais son souffle infernal et bondirais du haut des parapets…

— Je crois qu’ils ont compris l’idée générale, coupa Entreri en attrapant le drow par un bras pour l’inciter à se rasseoir.

Briar renifla de dédain.

— Vous n’êtes même pas armé, drow…

— Un bon millier de cadavres ont fait la même remarque quelques secondes avant de mourir, répondit Entreri. (Jarlaxle le remercia d’un signe tête.) Mais trêve de badinage !

Il sauta de son tabouret, écartant les pans de sa cape pour dévoiler ses deux armes fabuleuses : la dague au pommeau serti de joyaux et la magnifique Griffe de Charon à la garde en os si caractéristique.

— Si vous tenez à nous affronter, qu’on en finisse, pour que je puisse m’attabler devant un bon repas et monter ensuite m’écrouler sur un lit douillet ! Sinon, vous seriez bien aimables de retourner vous asseoir et de nous laisser en paix. Autrement, je pourrais oublier les fantasmes de mon paladin d’ami, qui rêve de combattre vos ennemis, histoire que vous chantiez ses louanges…

Les clients indécis échangèrent d’autres regards nerveux en grommelant dans leurs barbes.

— Gentilhomme Briar, enchaîna Entreri, ces braves gens attendent votre signal. Choisissez-le bien, ou vous devrez apprendre à couper vos boissons de sang… Car il coulera à flots dans votre aimable taverne.

D’un geste, le tenancier renvoya ses acolytes à leurs consommations tout en grommelant et en bougonnant.

— Bien ! s’exclama Jarlaxle. Grâce à mon ami, ma réputation est sauve. Maintenant, si c’était un effet de votre bonté, gentilhomme Briar, une boisson goûteuse m’agréerait.

Il prit sa bourse gonflée d’argent.

— Pas question que je serve un drow dans mon estimable taverne !

Briar croisa ses bras minces mais musclés sur sa poitrine.

— Dans ce cas, je me ferai une joie de me servir moi-même, répondit Jarlaxle sans la moindre hésitation. Évidemment, vous y gagnerez moins d’argent.

Briar le foudroya du regard.

L’ignorant, le mercenaire s’intéressa aux bouteilles alignées derrière le tenancier. Se tapotant les lèvres d’un doigt, il étudia les couleurs et les étiquettes – pour les rares flacons qui en portaient.

— Des suggestions ? demanda-t-il à Entreri.

— Je veux simplement quelque chose à boire, répondit Entreri.

D’un simple mot de pouvoir et en remuant un doigt, Jarlaxle fit léviter jusqu’à lui la bouteille de son choix. Deux verres suivirent le même chemin. Le drow allait se servir quand, courroucé, Briar prétendit lui saisir le poignet.

Vif comme l’éclair, Entreri lui prit le bras pour le plaquer sur le comptoir. Du même élan, il dégaina sa dague pour la planter entre les doigts du type…

Dont toute couleur déserta le visage.

— Continuez dans cette voie, lâcha Entreri sur un ton glacial, et vous pourrez dire adieu à votre établissement. Il en restera quelques bouts de bois pour vous mettre en bière…

— Et encore…, renchérit Jarlaxle.

Très à l’aise, le drow accordait une attention distraite à ce qui se passait autour de lui, comme s’il n’avait pas douté une seconde qu’Entreri interviendrait. Les verres remplis, il huma le bouquet de la liqueur avant d’y goûter.

Entreri libéra le tenancier, regarda autour de lui pour s’assurer qu’aucun des clients n’oserait tenter quoi que ce soit et rengaina sa dague.

— Mon brave, dit Jarlaxle, je le répète, nous n’avons rien contre vous. Nous avons déjà fait une longue route, et nous ne sommes pas au bout de nos peines. Nous qui étions las et fourbus, la vue de votre riante auberge, dans un charmant petit village, nous a enchantés. Pourquoi diable refuseriez-vous de nous servir ?

— Mieux, renchérit Entreri, pourquoi diable voudriez-vous être tué ?

Maussade, Briar leva les bras au plafond – pour mieux les baisser.

— Allez donc aux Neuf Enfers ! gronda-t-il en tournant les talons.

Entreri regarda Jarlaxle, qui haussa les épaules.

— J’en reviens… Pas la peine d’y retourner, croyez-moi.

S’emparant de la bouteille et de son verre, il se leva.

Verre en main, Entreri le suivit vers la seule table libre de l’établissement.

Les voisines se libérèrent en un clin d’œil… Les clients qui s’y trouvaient prirent leurs verres et leurs affaires et s’éloignèrent de l’elfe noir à toutes jambes.

— Ce sera toujours comme ça, commenta le tueur, un peu plus tard.

— D’après mes espions, Drizzt Do’Urden ne se heurtait plus à ce genre de difficultés, dernièrement… Sa réputation, dans les contrées où il était connu, faisait oublier la couleur de sa peau même aux yeux des esprits les plus étroits. J’en récolterai bientôt tous les bénéfices.

— Une réputation de héros ? ricana Entreri. Tu comptes donc devenir un héros dans la région ?

— Ou celle de laisser derrière moi des ruines fumantes… Peu m’importe.

Le tueur sourit. À la réflexion, Jarlaxle et lui avaient tout pour s’entendre.

 

***

 

Penchés sur le miroir de scrutation, Kimmuriel et Rai-guy regardaient une vingtaine de rats-garous – sous leur apparence humaine – trottiner vers le village.

— L’atmosphère est tendue, remarqua Kimmuriel. Si Gord Abrix et ses séides abattent correctement leurs cartes, les villageois se joindront à eux. Trente contre deux. La partie s’annonce bien !

Rai-guy fit la moue.

— De bons pronostics, disons… Nos ennemis seront fourbus quand nous arriverons pour finir le travail.

Souriant, Kimmuriel haussa les épaules. Le sort des rats-garous, ces vermines à pattes infestées de puces, n’avait aucun intérêt pour lui.

— Il faudra agir vite, ajouta le psionique. L’Éclat de cristal est là-bas, et il demeure imprévisible.

— Crenshinibon ne fera jamais appel à des rats-garous, répondit Rai-guy, la prunelle pétillante. En ce moment même, il continue à me solliciter… Il sait que nous sommes proches, et il a conscience de ma grandeur.

Son compagnon le dévisagea sans répondre.

Si Rai-guy atteignait son but, Kimmuriel aurait des cheveux à se faire.

 

***

 

— Combien de gaillards peuvent vivre dans ce village paumé ? s’étonna Jarlaxle en voyant entrer un groupe d’hommes.

Entreri allait en plaisanter quand son instinct le poussa à examiner les inconnus de plus près.

— Ils ne sont pas si nombreux, dit-il en secouant la tête.

Jarlaxle s’intéressa à leur armement : des épées, surtout, plus sophistiquées que tout ce que portaient les paysans du cru.

Du coin de l’œil, Entreri vit par la fenêtre d’autres silhouettes furtives… Il n’eut alors plus aucun doute.

Ce ne sont pas des villageois, approuva silencieusement Jarlaxle, se servant du complexe langage des signes des elfes noirs, mais en remuant plus lentement ses doigts qu’habituellement, ayant conscience qu’Entreri n’en possédait que quelques rudiments.

— Des hommes-rats, chuchota le tueur.

— Tu as entendu le cristal les appeler ?

— Je les sens, précisa Entreri.

Il réfléchit néanmoins à la question, puis conclut qu’il s’en fichait. Au fond, qu’importait que Crenshinibon ait ou non appelé les rats-garous ? Le résultat était là.

— Ils ont encore des miasmes d’égout sur les souliers, observa Jarlaxle.

— Et ils ont la vermine dans le sang ! cracha le tueur en se levant. (Il se leva et s’écarta de la table.) Partons ! ajouta-t-il suffisamment fort pour que la dizaine d’hommes-rats qui venaient de pénétrer dans l’auberge puissent l’entendre.

Entreri se dirigea vers la porte. Conscient que tous les regards pesaient sur son flamboyant compagnon – qui venait de se lever – et sur lui, Artémis Entreri fit trois pas en avant… avant de bondir sur le côté pour poignarder au cœur le rat-garou le plus proche, qui n’eut pas même le temps de tirer son épée.

— Au meurtre ! brailla quelqu’un.

Mais Entreri l’entendit à peine.

Griffe de Charon dégainée, le tueur para le coup de taille suivant avec une telle force que l’épée de son adversaire, arrachée de ses mains, tourbillonna dans les airs. La seconde suivante, l’ennemi s’écroula, raide mort.

Alors, la mêlée devint générale. Avec force moulinets, trois rats-garous convergèrent vers Entreri, qui créa un paravent de cendres pour mieux plonger sous une table…

Et se redresser de toute sa taille… Les métamorphes entrèrent en collision avec la table volante… Le tueur en profita pour leur faucher les jambes avec son épée. La fine lame en trancha une sans problème et en entama une autre.

D’autres fonçaient sur l’humain quand une volée de dagues les foudroya, faisant reculer les survivants.

Entreri créa ensuite une longue muraille de cendres pendant que Jarlaxle multipliait les jets de dagues. Un groupe d’agresseurs s’était réfugié derrière une table renversée. Encouragés par l’efficacité de leur bouclier de fortune où se fichaient les dagues du drow, ces crétins chargèrent.

Se retrouvant soudain aux prises avec d’autres rats-garous et des villageois, Entreri décida de se préoccuper avant tout de son propre sort. Épée parallèle au sol, il dévia le coup d’un indigène en repoussant son arme en hauteur. Puis il fit mine de l’écarter en recourant à un mouvement défensif classique. Le fermier pesa de tout son poids pour bloquer l’élan de son adversaire…

Bien plus rapide que lui, Entreri leva la garde de Charon pour propulser le bras du fermier vers son crâne… et l’assommer du même coup.

D’une torsion du poignet, il intercepta ensuite l’attaque d’un rat-garou, trompant la garde du monstre pour casser les dents de la fourche qu’un autre fermier maniait. Poussant son avantage contre ses deux ennemis, le tueur joua autant de l’épée que de la dague. Il n’eut aucun mal à déborder l’homme-rat et à se créer des ouvertures.

Il mania sa dague sertie de joyaux avec autant d’aisance et exécuta des mouvements circulaires au-dessus du manche de la fourche brisée, la déviant d’un côté puis de l’autre, forçant le fermier inexpérimenté à se projeter en avant et à perdre l’équilibre.

Entreri aurait pu le tuer dix fois… mais il avait une autre idée.

— Ne comprenez-vous pas la nature de vos nouveaux « alliés » ? cria-t-il à l’attention de l’homme.

Tout en parlant, il porta deux coups rapides du plat de l’épée… pour dévier celle du rat-garou qu’il affrontait, et pour le frapper au visage. Il ne voulait pas tuer le monstre, simplement le titiller et le mettre assez hors de lui pour qu’il se métamorphose…

Ce harcèlement ne tarda pas à porter ses fruits. Artémis Entreri vit que son adversaire avait des tics faciaux qui ne trompaient pas.

Le forçant à reculer d’un bref coup d’estoc, il se tourna vers le fermier pour, d’un mouvement enveloppant de sa dague, repousser la fourche cassée… Il fit un pas vers le fermier, dévia sa fourche vers le bas, forçant l’homme à se mettre dans une position délicate, penché vers l’assassin. Celui-ci bondit alors subitement en arrière.

Le type bascula la tête la première, brutalement déséquilibré. Entreri le rattrapa, le fit pivoter en retournant son élan contre lui et l’immobilisa d’une clé de bras, dague pointée au creux de ses reins afin de le forcer à observer la mutation du rat-garou.

Le fermier songea sa dernière heure arrivée, mais, ne sentant pas la morsure glaciale de la lame dans son dos, il se calma assez pour comprendre ce qu’il avait sous les yeux…

Et hurler d’effroi.

Le faciès du métamorphe venait de se déchirer et de se brouiller pour prendre l’apparence du museau d’un rat géant…

Tous les regards convergèrent vers l’horrible spectacle.

Entreri poussa son « prisonnier » contre le monstre… et le vit avec satisfaction plonger sa fourche brisée dans les tripes du rat-garou.

Il pivota, prêt à affronter les adversaires suivants. Effarés, les villageois ne savaient plus que faire. Mais le tueur en connaissait assez sur la guilde de feu Domo pour se douter qu’il venait de déclencher une réaction en chaîne. En voyant un des leurs le faire, les rats-garous allaient tous se métamorphoser.

Jetant un coup d’œil à Jarlaxle, Entreri le vit léviter et tourner sur lui-même pour mieux abattre ses cibles. Un rat-garou puis un autre tombèrent à la renverse sous la puissance de l’assaut. Un fermier mal avisé reçut une dague dans le mollet.

Jarlaxle avait sciemment évité de tuer l’humain, le visant aux jambes plutôt qu’au cœur ou à la tête.

Une volée de projectiles siffla dans les airs en direction du drow… qui abandonna brutalement la lévitation pour retoucher terre avec grâce et affronter la charge de ses adversaires. Il dégaina deux dagues – pas de son brassard magique mais d’étuis pendus à son ceinturon –, et se lança tout bas dans une incantation en tournant ses poignets vers l’extérieur. Les dagues s’allongèrent aussitôt pour former des épées étincelantes.

Alors, le drow se lança en faisant siffler l’air avec ses moulinets hallucinants… Il plaqua l’une des lames contre sa poitrine, puis la deuxième et les fit alors tournoyer sur elles-mêmes en levant un bras. Il s’immobilisa ensuite, une lame au-dessus de la tête, parallèle au sol.

Entreri se rembrunit. Il connaissait par cœur ce style de combat pour l’avoir souvent observé. En particulier chez les pirates qui écumaient les mers, au large de Portcalim. De la part de Jarlaxle, il se serait attendu à nettement mieux. Un style flamboyant qui brassait beaucoup d’air… pour une efficacité moyenne.

Les escrimeurs de cette école guettaient en fait une ouverture tout en tablant sur les hésitations et les craintes de leur adversaire. Payante contre des ennemis médiocres, Entreri jugeait néanmoins cette tactique ridicule face à une opposition valable. En son temps, il avait éliminé pas mal de m’as-tu-vu sans en tirer de fierté particulière, notamment une fois où, alors qu’il était seul face à deux adversaires, ceux-ci s’étaient emmêlés à force de faire tournoyer leurs lames. Il n’y avait guère de gloire à abattre des matamores.

Les rats-garous qu’affrontait Jarlaxle ne parurent pas impressionnés par le spectacle. Ils firent cercle et le harcelèrent tour à tour, dans l’intention de l’affaiblir.

Mais le drow parait tous les coups avec une grâce et une efficacité redoutables. Son sens de l’harmonie était un enchantement pour les yeux.

Entreri s’inquiétait pourtant.

— Ils vont le fatiguer…, chuchota-t-il dans sa barbe en tentant de se débarrasser de son propre assaillant.

Il tenta de se rapprocher de son ami pour lui venir en aide en dépit de sa façon décevante de combattre.

Il regarda de nouveau en direction du drow, espérant qu’il pourrait le rejoindre à temps, et ce qu’il vit alors le fit hoqueter.

De perplexité, puis d’admiration.

Au terme d’un brusque triple saut arrière, Jarlaxle venait de se réceptionner derrière l’un des rats-garous qui tentaient de le prendre à revers. Le monstre tituba, touché à deux reprises par des estocs rapides.

Car Jarlaxle avait d’autres cibles en vue…

D’abord accroupi, d’une fabuleuse détente des jarrets, il exécuta un autre saut périlleux pour atterrir accroupi derrière le rat-garou qui se trouvait à l’opposé… et qui tenta une parade désespérée tout en bondissant en arrière et en projetant ses lames vers l’avant. Il ne parvint pas à esquiver la fulgurante double attaque du drow.

Malgré lui, Entreri cria… certain que son ami était fichu, car un rat-garou se précipitait sur la gauche de Jarlaxle, un autre derrière lui et un troisième à sa droite. Le drow n’avait plus aucune marge de manœuvre.

 

***

 

— Ils se sont trahis ! lança Kimmuriel en riant.

Rai-guy, Berg’inyon et lui observaient la scène à travers un portail dimensionnel qui leur permettait d’être au cœur de l’action.

Berg’inyon aussi trouvait amusant le spectacle des rats-garous démasqués. Il bondit pour poignarder un fermier qui avait traversé le portail avant de le repousser dans la salle de l’auberge.

D’autres silhouettes se précipitaient dans l’auberge, et le vacarme se fit assourdissant. Derrière Kimmuriel et Berg’inyon qui continuaient à observer la scène, les yeux clos, Rai-guy se concentra – un processus que ne facilitaient pas les appels incessants de Crenshinibon.

Gord Abrix apparut à la porte.

— Saisissez-le ! cria Kimmuriel.

En un éclair, Berg’inyon franchit le seuil de la porte, immobilisa le chef des rats-garous et le ramena à côté des autres drows, sourd à ses glapissements indignés.

Mais le psionique n’écoutait pas, il surveillait Rai-guy de très près. Leurs actions devraient être parfaitement synchrones.

 

***

 

Loin de chercher à fuir, Jarlaxle avait au contraire provoqué ses adversaires à le suivre.

Bras et lames tendus à l’horizontale, le drow prit appui sur ses jambes écartées, légèrement fléchies, puis se redressa en frappant à la vitesse de l’éclair. Sa lame gauche s’abattant en avant, la droite sembla s’envoler… en arrière d’un simple revers de main.

Deux rats-garous furent foudroyés en plein élan…

Avec une égale assurance, Jarlaxle ramena ses lames vers lui et pivota sur la gauche. Les lames tourbillonnantes décapitèrent proprement le monstre blessé qui se trouvait là et le drow compléta le tour qu’il faisait sur lui-même afin de porter de multiples attaques à celui qui se tenait derrière lui et de l’achever d’un mouvement du poignet qui fit sauter la tête de la créature de ses épaules.

Entreri dut réviser son opinion sur ce style de combat « flamboyant ».

L’instant suivant, le drow enjamba sa première victime et fit sauter des griffes d’un rat-garou une épée qui tourbillonna dans les airs, entraînée par les deux siennes dans un dangereux tourbillon. Mais seules deux lames retombèrent, celles de Jarlaxle. La troisième était maintenue dans les airs par les deux autres.

Jarlaxle la récupéra par le pommeau et la projeta d’une chiquenaude dans la poitrine d’un autre attaquant, qui tomba à la renverse.

Ses épées fendant l’air avec une précision de métronome, Jarlaxle se lança comme une flèche… Le rat-garou fut rapidement achevé : un coup au bras, un au visage puis un dernier à la gorge.

Se servant de sa carcasse comme d’un tremplin, le drow se propulsa vers Entreri, qui s’apprêtait à le rejoindre, tout en ramenant d’un mot de pouvoir son arme de la longueur d’une épée à celle d’une dague. Il la rangea dans son étui pour se libérer une main et saisir l’humain à l’épaule.

Entreri lui jeta un regard déconcerté. Des rats-garous continuaient à s’engouffrer dans la salle par les fenêtres et la porte. Les fermiers restants reculèrent, sur la défensive. Artémis, lui, ne se faisait aucun souci. Le drow et lui viendraient facilement à bout d’une dizaine de monstres.

Plus inquiétant, Jarlaxle fonçait… droit dans le mur ! Face à un ennemi supérieur en nombre, protéger ses arrières était souvent un souci primordial. Entreri estima néanmoins la manœuvre ridicule, puisque le style flamboyant du drow exigeait beaucoup d’espace.

Lâchant son ami, Jarlaxle porta une main à son imposant chapeau. Il en ramena un disque noir et le projeta contre le mur. En plein vol, le disque s’allongea… et se colla à sa cible.

Plus précisément, une brèche noire apparut…

Jarlaxle y poussa Entreri avant de plonger à sa suite. Dès qu’il récupéra le disque magique, le mur retrouva sa solidité.

— Cours ! cria le drow en s’éloignant, l’assassin sur les talons.

Avant même que ce dernier ait eu le temps de demander au drow ce qui se passait, une boule de feu secoua l’auberge sur ses fondations, consumant tout sur son passage – y compris les chevaux attachés à l’entrée.

Jetés à terre, les fuyards se relevèrent d’un bond et reprirent leur course en direction des collines boisées environnantes.

Ils demeurèrent silencieux durant de longues minutes et se contentèrent de courir. Enfin, Jarlaxle fit halte derrière un promontoire escarpé et se laissa tomber sur un carré d’herbe drue, le temps de reprendre son souffle.

— Quelle misère… Je m’étais attaché à mon cheval…

— Qui a lancé la boule de feu ? demanda Entreri. Je n’ai rien vu venir…

— Le magicien n’était pas avec nous dans l’auberge. Pas physiquement, du moins.

— Alors comment l’as-tu repéré ? demanda l’assassin, mais, après un court instant de réflexion, il comprit la logique qui avait mené Jarlaxle à cette conclusion. Parce que jamais Kimmuriel et Rai-guy ne laisseraient Gord Abrix s’emparer de l’Éclat de cristal… Même s’il n’y a pratiquement aucune chance qu’une telle chose arrive.

— Je te l’ai expliqué, c’est leur tactique de prédilection… Ils envoient leurs larbins au casse-pipe, histoire d’occuper l’ennemi pendant que Kimmuriel ouvre un portail dimensionnel par lequel Rai-guy lance ses puissants sorts.

Entreri jeta un coup d’œil en direction du village, d’où montait une colonne de fumée noire.

— Bien vu, le félicita-t-il. Tu viens de nous sauver la vie.

— La tienne, c’est certain…

Intrigué, Artémis se tourna vers son compagnon et le vit, espiègle, fléchir les doigts d’une main contre sa joue afin de faire miroiter au soleil un anneau d’or qu’il ne lui avait encore jamais vu.

— C’était juste une boule de feu, fit Jarlaxle, tout sourire.

Hochant la tête, le tueur sourit à son tour.

Existait-il au monde un événement auquel le drow n’était pas préparé ?

Serviteur du Cristal
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